Aliénation

Aliénation

— Notre relation a toujours été ambiguë. Vous êtes mon conseiller médico-social. Quelqu’un sensé m’aider dans mes démarches, voire chercher des solutions adaptées à mes problèmes. Pourtant, malgré votre soi-disant compassion, vous trouvez systématiquement le moyen de biaiser et de ne pas servir mes intérêts. Mais là, vous dépassez les bornes et, pour le coup, vous quittez l’ambiguïté.

Après cette longue tirade, Marthe reprit son souffle, regard rivé sur l’écran devant elle, comme pour en extraire son impassible interlocuteur. Celui-ci attendait avec son usuelle patience l’inflation de la diatribe pour ensuite la dégonfler quand elle aurait atteint son paroxysme. Non, s’insurgea in petto Marthe, cette fois-ci George ne gagnerait pas.

— Donc, s’exaspéra-t-elle, vous me refusez un fauteuil motorisé.

— Votre état ne le justifie pas, énonça George d’une voix neutre.

Une tonalité d’intelligence artificielle, s’alarma Marthe, encore une fois révulsée par la nature présumée mais indubitable de son interlocuteur, ce qui reléguait au rang des accessoires inutiles la corde sensible. Plaider sa cause avec la seule logique et des mots choisis hors du jargon législatif qu’elle ne maîtrisait pas relevait de la gageure.

— La rampe d’accès qui mène à mon immeuble est trop forte. Je n’ai pas assez de vigueur dans les bras pour la grimper.

— C’est pour cela que votre fauteuil dispose de freins anti-recul, ânonna George.

— Ils sont utiles, c’est vrai, mais trouvez-vous normal que je mette une heure du trottoir au hall d’entrée ? rétorqua Marthe en ébullition contenue. Vous n’avez rien à répondre ? Tu m’étonnes. Vous pourriez, je ne sais pas moi, envisager une nouvelle rampe à la pente plus douce.

— Le coût en serait excessif, réagit George, toujours atone.

— Le coût… Nous y voilà ! Je vous signale qu’un fauteuil motorisé reviendrait largement moins cher.

— C’est évident, mais il n’en demeure pas moins trop onéreux.

— Putain d’avatar ! explosa-t-elle. Tu vas me lâcher avec le fric ? J’ai cotisé et cotise encore !

— Premier et dernier avertissement, scanda George. User de propos injurieux est strictement prohibé. Tout nouvel emploi d’un vocabulaire de ce genre entraînera, d’une part, l’interruption de la conversation et, d’autre part, une amende proportionnelle au préjudice moral subi.

Préjudice moral, gronda Marthe en elle-même, pour une IA sans âme ! C’est avec peine qu’elle retrouva son calme, consciente d’avoir perdu beaucoup de points dans la joute oratoire.

— Je vous demande pardon, souffla-t-elle. C’est difficile pour moi.

— Je comprends bien. Toutefois, ne réitérez pas ces écarts de langage.

— Bien sûr, concéda Marthe qui ralentit sa respiration avant de partager le véritable motif de sa colère. C’est donc en raison de ces fameux coûts que vous me préconisez le suicide assisté.

— Comme vous le savez, la loi sur la mort accompagnée a été étendue à toute personne souffrant de handicap moteur ou mental.

— Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on définit ainsi. Et, en ce qui me concerne, je ne me sens pas souffrante. Je n’ai par conséquent aucune raison d’accepter le suicide. D’ailleurs, en pratique, c’est moi qui devrais en faire la demande. Non ?

— Tout à fait. L’esprit de la loi est de vous offrir la possibilité d’échapper à l’intolérable, tout en admettant que chaque individu a une perception propre de l’insupportable.

Le mauvais esprit de la loi, pensa Marthe avant d’épicer sa position d’une pincée de causticité.

— Selon ma perception sans doute simpliste, je ne veux pas de fin de vie accompagnée.

— C’est votre droit. Vous jouissez de votre libre arbitre.

— J’espère bien, gloussa Marthe. J’ai failli me sentir libre arbitrée. D’ailleurs, puisque nous en parlons, comment une personne au discernement supposément altéré peut décider d’une telle chose ?

— La décision appartient aux tuteurs légaux ou, dans certains cas, aux mandataires définis par acte notarié.

— Dans ma situation, ce serait compliqué. Je n’ai aucune famille.

— C’est en effet ce qu’indique votre dossier. Pas de fratrie. Ascendants décédés. Absence de collatéraux… De plus, vous n’avez eu aucun enfant, ce qui accroit, à votre échelle bien entendu, le déficit des prestations sociales.

— Mon corps m’appartenait et m’appartient toujours il me semble, fulmina Marthe.

— Je ne le conteste pas. Si vous le permettez, je vais répondre à votre question sous-jacente, en tant que conseiller médico-social, j’assumerais, en cas de défaut de discernement, votre tutelle.

— Et alors vous pourriez programmer mon suicide assisté ?

— Exactement.

— Merveilleux. On n’arrête pas le progrès. (Marthe se demanda brièvement si elle ne devait pas interrompre la discussion, mais elle refusa de se laisser détourner de son objectif par cette sinistre digression.) Bon. Si nous revenions à nos moutons.

— Quels moutons, Madame ?

— Ceux que vous tentez de pousser sous le tapis, soupira Marthe finalement attristée d’avoir la preuve qu’elle ne parlait pas à un humain. Je voulais dire à mon fauteuil électrique.

— Ah ! sembla comprendre George. Le budget alloué aux appareils médicaux a été réduit cette année de dix pour cent. Mon travail consiste aussi en la gestion des priorités.

— Je conçois qu’il y ait plus urgent que mes problèmes, mais cette rampe constitue, comble de l’ironie, un handicap majeur pour moi.

— Ne pouvez-vous compter sur les bonnes âmes pour vous propulser ?

— Il y en a parfois, mais pas tout le temps, et pas forcément quand j’en ai besoin.

— Vous pourriez faire montre d’une meilleure volonté.

— Je… s’écria Marthe avant d’étouffer les injures à la source. J’ai un moment pensé requérir une aide pour me pousser lors des étapes délicates, mais j’ai estimé cela disproportionné par rapport à mes attentes et bien plus cher à terme qu’un fauteuil.

— Votre raisonnement s’avère pertinent.

— Je ne doute pas de sa pertinence puisqu’il n’attente pas à votre trésorerie. (Le visage de George se figea un peu plus, démontrant ainsi que même l’inexpressivité recélait de nombreuses nuances.) Trêve de plaisanterie. J’ai vérifié sur Internet. Vous ne pouvez refuser que deux demandes de ma part et, aujourd’hui, il s’agit de la deuxième. La prochaine fois, certes impérativement dans un mois, vous ne pourrez plus vous soustraire à vos obligations.

— Madame, coupa soudain George. Vous souvenez-vous avoir autorisé que notre conversation soit enregistrée, écoutée et analysée ?

— Euh… balbutia Marthe, tandis qu’elle se remémorait le questionnaire préalable au contact. Oui ! Mais, si je n’avais pas accepté, on m’aurait raccroché au nez.

 — Parfait. D’éminents spécialistes ont étudié vos éléments discursifs.

Comment noyer le poisson par une consultation fantôme, s’amusa Marthe. Les intelligences artificielles faisaient-elles aussi dans la psychologie ?

C’est alors que George adopta un phrasé aux consonances officielles.

— Par ordonnance, vous avez été déclarée incapable de jugement. En l’absence de mandataire désigné, votre conseiller médico-social exercera la fonction de tuteur légal. Par conséquent, celui-ci prendra toutes les décisions nécessaires à votre bien-être.

 

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© 2023 Jean-Claude Renault 

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