La perle noire

La perle noire de (c) Dominique Pao

Une légère trace de sang macule la paroi blanchâtre, témoin dérisoire d’une stupide tentative. Avec humeur, Victor palpe la bosse sur son front puis sa joue tuméfiée. Il était pourtant évident qu’il ne pourrait pas s’encastrer dans la falaise ! Quel fantasme fou que de vouloir se fondre dans l’oubli du calcaire pour s’abandonner à la corrosion du temps au gré des marées ! S’il s’était épris de la fée Viviane, il aurait appris auprès d’elle un sortilège pour s’emprisonner dans la roche. Mais Strega, sa perle noire, sa douce sorcière, n’use pas de cette magie-là.

Sa perle noire ! Qui l’aime beaucoup. Un mot de trop. La mort du rêve. La passion sans écho pour la contenir ravage tous les instants. La vie de Victor est devenue la proie du voleur de couleurs. Pour preuve, il est incapable de nommer la teinte des iris de celle qu’il chérit tant alors que ses paupières closes gardent la marque de leur incandescence. Merveilleux regard. Foutu regard. Dès que leurs yeux se sont croisés, le monde a chaviré.

Le regard, justement. Un échec. Avec un soupir désabusé, Victor retourne sur la plage qu’il a quittée en colère pour se jeter contre la falaise. Il y retrouve le tas de galets qu’il a déplacés pour libérer le sable afin d’y modeler Strega. Son corps menu et délié de courbes un peu folles. Son visage, un rien effronté. Et son regard, surtout son regard. Mais ces yeux de silice restent ternes. Aucune vie ne les anime. À quoi bon créer un golem, une image de sa perle noire, si ses pupilles ne reflètent que le néant ? La sorcellerie peut-elle instiller une étincelle absente ? Non. Alors il est inutile de continuer.

Une dernière lueur invite Victor à observer l’ourlet sombre à la pliure du ciel et de la mer. Le lointain a mangé l’horizon et le coucher de jour n’attendra pas le soleil qui s’est déjà évadé. Victor adorerait partager ce spectacle, main dans la main, avec sa perle noire. Mais il a brodé de vains espoirs sur la dentelle du rêve qui a finalement connu l’apostasie du réel. Haussant les épaules, il se détourne. Son cœur n’a plus aucun horizon en stock, le temps s’est bien trop penché sur le vide.

Derrière lui, le ressac approche à grand fracas d’écume. Bientôt, un drap d’eau couvrira Strega avant de diluer peu à peu son corps de sable dans la marée qui finira par étreindre les gencives blanches de la terre. Il va se retrouver coincé mais, pour son malheur, un sort l’empêche de mourir sous les falaises. De toute façon, ce n’est pas au trépas qu’il aspire. Les défunts ne perdent pas forcément la mémoire. Il veut trouver sa perle noire. Ou l’oubli puisque la première option n’existe pas.

Un ruban de mer s’élance entre les pieds de Victor pour y abandonner un galet sombre, et brillant, une sphère ébène qu’il ramasse, d’abord amusé par la coïncidence puis fasciné par la douce chaleur dans sa paume alors que la pierre vient de quitter l’eau froide. Plus petite qu’un œuf, celle-ci semble boire le jour déjà gommé par le crépuscule. De l’obsidienne ? Peu probable, car des flammèches s’agitent à l’intérieur. Une vraie perle noire, couleur d’absence qui troue la lumière.

Hypnotisé par le tourbillon des étincelles au cœur du minéral translucide, Victor ne remarque pas tout de suite qu’elles s’agglomèrent pour devenir des yeux intenses qui le fixent. Ceux de Strega ! Aucun doute là-dessus. Métaphore cristallisée, mais un regard si vivant. Comment est-ce possible ? Il n’a prononcé ni invocation ni formule.

Curieux, Victor tend son bras vers la lune à peine installée dans le ciel pour en capter les reflets à travers la perle. Rien ne se passe mais, quand il tourne la tête pour examiner autour de lui, il découvre que la nuit a pris ses quartiers et que la mer emprisonne ses jambes. Où sont parties les deux ou trois heures précédentes ? Peu importe. Il scrute à nouveau la perle noire désormais opaque, ce qui rend invisible le regard. Il insiste, change de position de multiples fois. En vain. Les yeux de Strega demeurent inaccessibles.

Happé par la panique de l’abandon, il agite soudain la perle noire au-dessus de la ligne d’horizon sans réaliser que chacun de ses gestes saccadés déchire les ténèbres d’une plaie lumineuse. Quand il s’en aperçoit, Victor se tétanise devant les blessures du ciel étoilé qui saignent d’un jour éblouissant avant d’oser fixer la sphère d’ombre. Chaude, mais douce et souple, celle-ci vibre, ou plutôt palpite tel un cœur.
Horrifié, il emprisonne la perle noire dans le cocon de ses mains pour isoler le monde du péril auquel celle-ci l’expose. Son inquiétude est telle qu’il serre la pierre de jais, assez fort pour l’écraser. Il la sent mollir puis se craqueler. Tout à coup libérées, des brumes sombres franchissent la barrière des doigts avant de s’élever en volutes vers les cieux pour y colmater les brèches.

Interloqué, Victor se demande si son acte irréfléchi recèle un sens caché. Renoncer à cette perle noire pour sauver la nuit signifie-t-il qu’il doit renier la sienne ? Toutefois, il ne peut s’empêcher de considérer Strega comme indépendante du présumé message. Ne serait-il pas la victime consentante d’un mirage construit pour combler les failles de ses propres mythologies ?
Soudain, la sphère s’embrase. Victor la lâche en ouvrant les bras avant même de ressentir la fulgurance. Quand la perle noire touche les vagues, c’est l’explosion. L’oubli.
 

 Si vous passez devant cette falaise à marée basse, observez-la bien. Vous découvrirez peut-être sur la craie une silhouette brune évoquant un homme aux bras écartés, comme étonné. Ici, nous l’appelons l’ombre du rêveur. 

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Dominique Pao a illustré ce texte. Peinture © 2023 Dominique Pao - Texte  © 2022/2023 Jean-Claude Renault

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