La perle noire

Une légère trace de sang macule la paroi blanchâtre, témoin dérisoire d’une stupide tentative. William palpe avec humeur son front et sa joue tuméfiée. Bien sûr qu’il ne peut pas s’encastrer dans la falaise. C’est un rêve fou que de vouloir se fondre dans l’oubli du calcaire pour s’abandonner à la corrosion du temps au gré des marées. S’il était tombé amoureux de la fée Viviane, il aurait appris auprès d’elle un sortilège pour s’emprisonner dans la roche. Mais sa perle noire, sa douce sorcière, n’use pas de cette magie-là.

Sa perle noire. Qui l’aime beaucoup. Un mot de trop. La mort du rêve. La passion sans écho pour la contenir ravage tous les instants. La vie de William est devenue la proie du voleur de couleurs. Les couleurs. Il est incapable de nommer la teinte des iris flamboyants de celle qu’il chérit tant, mais leur intensité a marqué au fer rouge l’intérieur de ses paupières. Merveilleux regard. Foutu regard. Dès que leurs yeux se sont croisés, le monde a chaviré.

Le regard, justement. Un échec. Avec un soupir désabusé, William retourne sur la plage qu’il a quittée en colère pour se jeter contre la falaise. Il y retrouve le tas de galets qu’il a déplacés pour libérer le sable afin d’y modeler son aimée. Son corps menu et délié de courbes un peu folles. Son visage un rien effronté. Et son regard, surtout son regard. Mais ces yeux de silice restent ternes. Aucune vie ne les anime. À quoi bon créer un golem, une image de sa perle noire, si ses pupilles ne reflètent que le néant ? La sorcellerie peut-elle instiller une étincelle absente ? Non. Alors, il est vain de continuer.

Une dernière lueur invite William à observer l’ourlet sombre à la pliure du ciel et de la mer. Le lointain a mangé l’horizon et le coucher de jour n’attendra pas le soleil qui s’est déjà évadé. William adorerait partager ce spectacle avec sa perle noire en lui tenant la main. Mais il a brodé de vains espoirs sur la dentelle du rêve qui a finalement connu l’apostasie du réel. Haussant les épaules, il se détourne. Son cœur n’a plus aucun horizon en stock, le temps s’est bien trop penché sur le vide.

Derrière lui, le ressac approche à grand fracas d’écume. Bientôt, un drap d’eau couvrira les jambes de son aimée avant de diluer peu à peu son corps de sable dans la marée qui finira par étreindre les gencives blanches de la terre. Il va se retrouver coincé mais, pour son malheur, un sort l’empêche de mourir au pied des falaises. De toute façon, ce n’est pas au trépas qu’il aspire. Les défunts ne perdent pas forcément la mémoire. Il veut sa perle noire. Ou l’oubli puisque la première option n’existe pas.

Un ruban de mer s’élance entre les chaussures de William poussant un galet sombre, et brillant, ce qui attire son attention. Une petite sphère ébène. William s’accroupit pour la ramasser puis, fasciné, la contempler. De la taille d’une balle de golf, tiède, elle semble boire la luminosité environnante déjà gommée par le crépuscule. De l’obsidienne ? Peu probable car William a l’impression de voir à l’intérieur. Une vraie perle noire, couleur d’absence qui troue la lumière.

Hypnotisé, William ne quitte plus le globe des yeux. Là, au cœur du minéral, un regard intense le fixe. Celui de son aimée. Il ne comprend pas comment c’est possible, mais il n’a aucun doute. Ce regard, il le reconnait. Le regard de sa perle noire dans cette grosse bille, la métaphore cristallisée. Mais il ne se souvient pas d’avoir prononcé une quelconque invocation ou formule.

Curieux, William tend son bras vers la lune à peine installée dans le ciel pour en capter les reflets à travers la perle. Rien ne se passe mais, quand il tourne la tête pour examiner autour de lui, il s’aperçoit que la nuit a pris ses quartiers et que la mer emprisonne ses jambes. Où sont parties les deux ou trois heures précédentes ? Peu importe. Il scrute à nouveau la perle noire à la surface désormais opaque qui rend le regard invisible. Il insiste, change de position de multiples fois, en vain. Le regard demeure inaccessible.

Tout à coup paniqué, il agite la perle noire au-dessus de la ligne d’horizon. À sa grande stupeur, ses mouvements déchirent la nuit dans le prolongement de chacun de ses gestes et le jour éblouissant jaillit de chacune des plaies dans le ciel étoilé. Bouche bée, William se fige avant de fixer, effaré, la perle noire. Celle-ci, soudain chaude, vibre fort. Devenue douce et souple entre ses doigts, elle palpite comme un cœur. Pris d’une soudaine inspiration, et sans savoir pourquoi, il décide de l’écraser entre ses mains. Il la sent mollir, s’aplatir puis se craqueler. Un liquide suinte et des brumes sombres s’en échappent avant de monter en volutes vers les cieux pour colmater les brèches dans la nuit.

Une larme au coin de l’œil, William se demande si son action recèle un sens caché. Renoncer à la perle noire pour sauver la nuit signifie-t-il qu’il doit renoncer à la sienne ? Cependant, il considère « sa » perle noire indépendante du message supposé. Sans rapport, donc. Serait-ce encore un mirage pour combler ses mythologies personnelles ? Certainement pas. Là, ses paumes brûlent et la sphère molle se dilate dangereusement. De douleur, il la lâche en ouvrant grand les bras comme pour les éloigner de la souffrance. Quand la perle noire touche les vagues, c’est l’explosion. L’oubli ! 

 Si vous passez devant cette falaise à marée basse, observez-la bien. Vous découvrirez peut-être sur la craie une silhouette brune évoquant un homme aux bras écartés, comme étonné. Ici, nous l’appelons l’ombre du rêveur. 

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